Inflation mondiale, réponses locales : regard croisé France vs Singapour
Frenchfounders propose dans cet article un regard croisé entre Catherine Osmont, CFO de Campari à Singapour, et Pauline Giannini, VP Finance & Operations chez CybelAngel en France. Deux visions, deux contextes, mais un même constat : la montée des barrières, douanières comme monétaires, redéfinit les règles du jeu.

Alors que les secousses économiques se multiplient, une question s’impose aux directeurs financiers : comment ajuster vos stratégies dans un monde où les barrières douanières redessinent les lignes du commerce mondial ? Ce double témoignage croisé entre deux CFOs – l’une basée à Singapour, l’autre en France – permet de décrypter à chaud les tensions, mais aussi les opportunités qui naissent dans cette nouvelle ère.
Trump, le retour du choc tarifaire
On pensait les grandes guerres commerciales derrière nous. Mais début avril, Donald Trump a relancé la machine. Résultat : des droits de douane massifs — 10 % sur les importations américaines, 20 % pour les produits européens, et jusqu’à 30 % pour l’Asie. Un tournant.
“Au-delà des tarifs, les revirements de la politique américaine créent beaucoup d’anxiété et d’incertitude qui impactent la confiance des consommateurs et ainsi leurs choix de consommation, potentiellement durablement” indique Catherine.
Pour les CFOs, ce n’est pas qu’un ajustement de plus dans les tableurs : c’est un séisme stratégique. Une remise à plat des approvisionnements, des modèles de marge, du pricing. En clair, il faut revoir toute la copie.
Inflation : des chiffres apaisés, mais des risques à l’horizon
Côté inflation, la situation semble sous contrôle, mais la prudence reste de mise :
- France : +0,8 % en avril, stable. Mais les services continuent de grimper (+2,3 %), malgré un recul net de l’énergie (-6,2 %).
- Singapour : +0,9 %, au plus bas depuis 2021. Avec une inflation sous-jacente limitée à 0,6 %.
“Signe de cette inflation maîtrisée, la banque centrale européenne a abaissé son taux directeur de 0.25 point le 17 avril dernier, tandis que les décisions de politiques monétaires américaines ou anglaises sont attendues début mai. Mais ce calme apparent pourrait être trompeur. Les tensions commerciales et douanières pourraient raviver la pression inflationniste. Un tel scénario freinerait les investissements, pèserait sur les coûts et les marges, et à terme, c’est la dynamique de croissance qui serait menacée, avec le risque d’un net ralentissement, voire d’une récession.” déclare Pauline Giannini.
“Je partage tout à fait l’avis de Pauline. Au risque inflationniste, s’ajoute le risque de réduction du pouvoir d’achat du fait de la réduction des rentes de fonds de pension. L’incertitude incite également à augmenter considérablement son épargne comme c’est le cas en Chine actuellement. Même s’ il n’y a pas de récession au sens propre, il y aura des impacts durables sur la consommation et les chaînes de valeur” observe Catherine.
Les secteurs sous pression : êtes-vous concerné ?
En France, ce sont surtout les produits premium qui trinquent :
- Vins et spiritueux : la surtaxe de 200 % a été évitée, mais la menace plane encore sur le Champagne ou le cognac.
- Automobile, aéronautique : les droits de 20 % sur les composants européens compliquent la donne pour les sous-traitants, dans un secteur déjà fragilisé par les hausses des prix de l’énergie et tensions sur les matières premières
À Singapour, c’est le talon d’Achille technologique qui se dévoile :
- Semi-conducteurs : des taxes de 25 % sont sur la table depuis février.
- Logistique, transport : le ralentissement des voyages transpacifiques (-15 % anticipés) pourrait peser lourd.
- Monnaie : si les exportations ralentissent, le dollar singapourien risque la glissade face au billet vert.
“Mais dans une économie mondialisée et interdépendante, personne n’opère en vase clos et aucun secteur ne sera donc complètement épargné. Face à cette instabilité et incertitude généralisée, l’enjeu est donc de maîtriser les impacts et rester agile pour transformer ces nouvelles contraintes en levier de compétitivité” conseille Pauline Giannini.
“Certaines industries, telles que celles des vins et spiritueux, ne sont pas re-localisables. Un Cognac ne peut qu’être produit en France, un scotch en Ecosse et un Bourbon au Kentucky. C’est donc toute la chaîne de valeur qui doit être revue pour protéger les marges opérationnelles: choix de l’offre (mainstream vs premium), choix d’investissement, réduction des frais de structure” insiste Catherine.
Six leviers concrets pour résister à la tempête
1. Cartographiez vos vulnérabilités
Allez au-delà des flux directs : les fournisseurs de rang 2 ou 3, souvent oubliés, peuvent représenter un risque caché majeur.
Revoir son portefeuille de produits et considérer s’il est possible d’ajuster ses priorités géographiques (Brand Market Combinations) en termes d’investissement.
2. Repensez votre stratégie d’internationalisation et adaptez vos prix
Si votre activité repose fortement sur les exportations, notamment vers les US, il est peut-être temps de rebattre les cartes. Si ce marché reste prioritaire, envisager une relocalisation partielle de la production ou renforcer votre présence locale pourrait s’imposer. Ces choix ont un coût, mais peuvent permettre de sécuriser vos positions. À l’inverse, réorienter une partie de vos investissements pour ouvrir de nouveaux marchés, plus proches et moins exposés, peut s’avérer judicieux.
Côté pricing, segmentez vos offres. Sur certains produits stratégiques, absorbez les hausses ; sur d’autres, répercutez-les.
“Dans tous les cas, consolider la valeur des marques est plus que jamais critique. Les marques fortes résistent toujours mieux aux crises” conseille Catherine.
3. Tirez parti des spécificités locales
En France :
- Bénéficiez des subventions annoncées en mars.
- Accélérez le nearshoring vers l’Europe de l’Est ou le Maghreb.
- Renégociez vos contrats de service pour contenir l’inflation.
“L’ancrage local devient désormais un enjeu stratégique, y compris dans le secteur du numérique, pourtant encore largement dominé par les hyperscalers. La volonté du gouvernement français en faveur d’une souveraineté numérique, affirmée par Clara Chappaz, ministre déléguée, a été clairement exprimée le 14 avril dernier. Si l’Europe reste encore dépendante, elle ambitionne néanmoins de “protéger, innover et avancer ensemble” sur ces enjeux” conclut Pauline Giannini.
À Singapour et en Asie en général:
- Activez les réseaux intra-ASEAN pour contourner les barrières américaines.
- Protégez-vous face à la volatilité du SGD et autres devises, via des stratégies de change ciblées.
- Ajustez les prix en temps réel selon les secteurs (transport, santé en hausse ; loisirs en baisse).
“Pas de subventions en Asie. Il faut maintenir une offre compétitive et rester très vigilant quant à l’émergence de nouveaux compétiteurs locaux qui pourraient dans ce nouveau contexte devenir plus attractifs” conseille Catherine.
4. Élaborer plusieurs scénarios d’investissement et misez sur le ROI
Les périodes d’incertitude incitent souvent à la prudence, d’autant plus lorsque les financements deviennent rares ou plus coûteux. Dans ce contexte, il est essentiel de bâtir plusieurs scénarios budgétaires intégrant différentes hypothèses : coût du financement, taux de change, niveau d’inflation, ROI attendu, etc. Identifiez les segments où le retour sur investissement est le plus élevé, et concentrez-y vos efforts.
5. Digitalisez la gestion financière
L’ère de la prévision intuitive est révolue. À Singapour, la volatilité sectorielle impose un pilotage chirurgical – que seule la technologie permet.
6. Intégrez l’ESG à votre reporting financier
28 % des CFO français placent le reporting ESG parmi leurs priorités. Pensez vos plans de résilience avec une boussole environnementale et sociétale dès le départ.
“L’Europe considérant réduire les multiples normes qui sont sources d’augmentation de coût, la problématique sera de ne pas renoncer à l’agenda ESG, mais d’en maîtriser les coûts induits, pour regagner de la compétitivité” déclare Catherine.
France-Singapour : deux cultures financières à l’épreuve
Face au même défi, deux réponses. En France :
- Prudence budgétaire, priorité aux liquidités.
- Intégration des critères RSE dans la stratégie.
- Recherche d’alignement entre finance et opérations.
À Singapour :
- Agilité dans la réallocation des ressources.
- Technologie au service du pilotage des risques.
- Capacité à pivoter rapidement, en sortant de sa zone de confort, et identifier les nouvelles opportunités qui naturellement viendront.
Une double approche pour naviguer dans l’incertitude
Ce que les deux modèles partagent : le besoin de données en temps réel, et l’obligation d’anticiper et de collaborer au-delà des frontières pour amortir les chocs.
Mais leurs réponses divergent : la France mise sur la régulation et la stabilité, Singapour et l’Asie en général, sur la flexibilité et la vitesse d’exécution.
Crise ou rampe de lancement ?
Les CFO qui tireront leur épingle du jeu seront ceux qui sauront aller au-delà du réflexe défensif :
- En repensant leurs modèles économiques.
- En transformant les contraintes douanières en leviers concurrentiels.
- Et en s’appuyant sur cette crise pour accélérer la digitalisation et l’optimisation des chaînes de valeur.
Alors, cette crise des barrières douanières : menace, ou tremplin ?
À vous de décider.
emiliennesimonet