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TL;DR : L’objet de cet article est de vous partager les convictions et actions entreprises par une partie de l’écosystème tech sur l’intégration et l’utilisation de la donnée dans le métier de la vente et notamment du SaaS. Nous y partageons aussi les fondations, certains prérequis et bonnes pratiques d’une organisation commerciale data mais surtout fact-driven.
Enrichi avec les commentaires de Ivan Smets (Snowflake), Alexis Charrier (Alma), Clément Bouillaud (Partoo), Jean Roman (Stonly, ex-Doctolib), Barnabé Lourdel (Livestorm), Batiste Quentin (Klaxoon), Maxence Haouari (Swile), Adrien Debbah et Pauline Mercier (Alma), Julie Dordain (ex-Lemlist), François Fillette (Humind School) et Harry Marteau (Yuzu Corp). Un grand merci à eux.
D’ici 2025, 60 % des entreprises B2B passeront d’un modèle de vente basé sur l’expérience et l’intuition à un modèle cartésien basé sur la donnée. Pourquoi ? Parce que, de manière croissante, les acheteurs souhaitent interagir avec leurs fournisseurs via des canaux digitaux, voire en pure self-service (Gartner Future of Sales 2025). Vendre sans “rien faire” satisferait volontiers l’appétit des investisseurs des startups SaaS qui peinent à accepter la persistante réalité du métier de la vente : l’élément de différenciation est aussi dans l’humain. Mais alors, comment limiter les effets de bords liés à l’exécution moins prévisible des équipes de vente et se rapprocher d’une vente plus programmatique ?
La question n’est pas nouvelle et les entreprises de demain gagnent chaque année en maturité sur le sujet data qui conditionne l’automatisation de la vente et des métiers au sens large. La multiplication des logiciels de CRM, scraping, data analyse ainsi que l’émergence de divers postes en data ces 10-15 dernières années sont bien la preuve d’un réel engouement et volonté de se positionner sur le sujet.
A priori, on peut se dire que n’importe quelle organisation peut “faire de la data” et se revendiquer “data-driven”. La barrière à l’entrée est chaque jour plus basse. Pour autant, toutes les entreprises n’arrivent pas à identifier, débloquer et pérenniser la valeur ajoutée, ce qui en fait un vrai avantage concurrentiel pour ceux qui y parviennent.
Nous verrons donc ensemble dans cet article pourquoi il y a avant tout une opportunité d’organisation autour de la donnée, que ça n’est pas une simple question d’outils et quels leviers sont à intégrer dans votre réflexion. En somme, vous livrer les convictions du marché mais aussi les pratiques de certains professionnels des sales pertinent data-driven !
La data augmente le métier de la vente pour les commerciaux et leur manager
La donnée dans la vente, de quoi parle-t-on exactement ici ?
L’erreur habituelle sur le sujet, nous résumait Adrien Debbah, Team Lead chez Alma, est de “confondre l’optimisation des ventes avec le tracking des ventes. Le premier sert le métier, l’autre le suivi par le top management”. On distingue ainsi deux grandes familles de données dans la vente :
- La data qui sert au pilotage des équipes (c’est-à-dire au management et au suivi de la performance)
- La data issue du CRM (c’est-à-dire créée au fil du cycle de vente et grâce au travail de prospection)
Les deux n’ont pas la même fin ni le même objectif. De plus, elles ne sont pas utilisées par les mêmes personnes et ne répondent pas aux mêmes pains et questions.
D’un côté, le Head of Sales a besoin de nourrir ses décisions stratégiques (forecast, territory coverage, management), de détecter des opportunités de croissance et d’éliminer les facteurs limitants. En synthèse, son rôle est d’“exécuter de manière prévisible les ventes par rapport au business plan, c’est-à-dire d’apporter de la précision dans la prévision” nous résumait Ivan Smets, Head of Sales France et Suisse chez Snowflake, lors de son intervention pour le Club Sales de Bpifrance.
De l’autre, les commerciaux ont besoin de mieux connaître leurs prospects et de suivre la réalisation de leurs objectifs. La tendance de communication aujourd’hui est l’hyperpersonnalisation : les prospects savent que les entreprises ont accès à des informations en ligne et s’attendent à ce qu’elles soient utilisées. Ou du moins, à ce qu’ils ne reçoivent pas des propositions commerciales non adaptées à leur business ou leur poste. Barnabé Lourdel, Head of Sales chez Livestorm, est catégorique sur ce point : “Le cold calling est mort, on parle maintenant de warm calling car on utilise la data en amont pour faire de la prospection.”
La data, l’opportunité de langage commun pour les sales (et au-delà)
À y regarder de plus près, la donnée a une capacité unique de mettre tout le monde d’accord. Elle remonte les faits en totale impartialité et transparence, empêchant toute interprétation et biais quant aux résultats et à la performance. Les faits sont les faits. D’ailleurs, plus que de parler d’une organisation data-driven, Ivan Smets préfère lui parler de “fact-driven organization”.
La donnée est ainsi pour lui le socle et la fondation pour échanger et évaluer objectivement la performance de ses commerciaux. C’est un outil qui crée un dénominateur commun plus juste entre des individus aux caractères et capacités cognitives inégales.
La data est également le trait d’union entre les fonctions, elle dépasse la seule équipe commerciale. On l’a vu, tous les métiers sont générateurs de data sur les prospects et clients, du marketing au CSM jusqu’au produit. Autant de matière qui peut donner de vrais avantages à condition de :
- s’appuyer sur une connaissance fine et transverse des personae et segments,
- intégrer une automatisation élevée pour garantir une qualité et une pertinence forte au service des équipes.
On peut se demander pourquoi les startups ne démarrent pas d’entrée de jeu avec une approche by-design de la donnée ? Pourquoi attendre d’avoir deux ou trois ans avant d’opérer une refonte scalable ? Les discussions autour de la data la présentent comme un actif et une ressource stratégique à adopter dès la création de l’entreprise. Une adoption précoce peut en effet créer des avantages considérables dans la capacité à adresser un marché de manière plus véloce et prévisible, tout en limitant son coût d’acquisition.
C’est le pari que fait Stonly, startup française en Série A d’une quarantaine de collaborateurs, qui a recruté au bout de deux ans d’existence Jean Roman (ex-Dashlane, ex-Doctolib). En qualité de Head of Data & Strategic initiatives, Jean pilote autant la création d’une practice data transverse que les opérations d’automatisation, notamment au niveau du funnel de vente.
Recruter un Head of Data si tôt peut surprendre, mais l’objectif du CEO Alexis Fogel (ex-CPO de Dashlane) est d’éviter autant que possible la création d’une dette, en posant dès le départ les fondations d’une practice data scalable. En cela, Stonly établit des conditions d’exécution plus programmables et prévisibles et capitalise au maximum sur sa connaissance du marché : le but, éliminer ce qui ne fonctionne pas et renforcer ce qui fonctionne, le plus rapidement possible.
A noter que la data de vente de Stonly n’est pas générée par les seules interactions humaines (le produit est low touch), mais aussi par les interactions avec le produit : on parle d’event-driven selling. Par exemple, selon le comportement de l’utilisateur, une donnée est remontée dans le data warehouse de Stonly, des événements sont créés directement dans le Salesforce pour les sales, avec des automatisations d’envoi de contenus pour le nurturing. Un tel dispositif limite autant les effets de bords d’exécution des équipes et fige dans le marbre (et dans les outils), les grandes leçons apprises sur le marché pour adresser efficacement ses clients.
C’est d’ailleurs très souvent l’enjeu technique de nombre de startups passée une certaine maturité : rapprocher le CRM du produit. On comprend facilement l’intérêt de penser cette intégration beaucoup plus tôt lorsque le produit conserve une certaine simplicité.
Les limites et écueils habituels de la réflexion data en vente
Le potentiel de la data pour mieux vendre et piloter ses commerciaux est évident. Attention toutefois à ne pas y voir la réponse à tous vos problèmes.
I. La data n’est jamais une fin en soi, mais un moyen : le sujet de la data est souvent abordé et réduit au prisme des seuls outils. On note une vraie hype, rien qu’à voir la multitude d’add-ons, connecteurs, intégrateurs et CRM et la démocratisation de la fonction de sales ops. Or, on oublie souvent de parler des fondations sur lesquelles reposent les outils : une compréhension fine des KPI, segments et personae qui jalonnent le cycle de vente. Sans cette solide base, les outils sont au second plan.
Chez Stonly, Jean Roman utilise par exemple Hightouch.io (pour synchroniser la donnée utilisateur entre les fonctions et créer des événements automatiques), Fivetran (pour connecter différentes sources de données), Dbt pour orchestrer des calculs de transformation et un outil de plateform data.
II. Créer de la data crée aussi un devoir de responsabilité : se positionner sur la donnée est un devoir de partager et capitaliser sur les connaissances des métiers satellites. C’est le problème de fond de beaucoup d’équipes ou de sociétés, et sans doute l’une des premières raisons d’une dette technique sur la donnée : siloter l’initiative de la donnée sur un usage métier spécifique. La vente est clairement équipée par les actions du marketing, en phase amont. Les actions des CSM ou du support sont clairement influencées par les sales lors de la signature avec les clients, en phase aval.
Ce constat est encore plus vrai dans l’industrie du SaaS qui orchestre et revendique une intégration de plus en plus totale des équipes autour du produit (comme le relève Pierre Fournier, ex-CPO de ManoMano sur les organisations product-centric). La donnée produite ou utilisée par les sales a donc vocation à hériter du travail déjà effectuée par le marketing et à enrichir l’action à venir a donc vocation à être transverse et tout projet métier doit prendre en compte ce point au risque de créer une dette technique.
III. L’absence d’outil spécial manager rend difficile l’activation de la donnée : vous êtes Head of Sales et vous vous sentez sous-équipé pour piloter de manière macro votre force de vente (en particulier sur la répartition du territoire des sales) ? C’est normal. Attendez-vous à une nouvelle génération d’outils, plus granulaire et dédiée à la prise de décision managériale.
Malgré tout l’outillage disponible chez Snowflake et cette révolution de la vente qu’a connu Ivan en passant du monde sans Salesforce au “tout à l’outil”, le CRM n’est pas encore une réponse valable à tout. Vous ne ressentez pas cet état des lieux ? Alors posez-vous la question de comment vous arbitrez l’adéquation entre vos équipes de vente et le territoire à couvrir.
IV. La data n’a pas à être cantonnée à la seule acquisition marketing : la valeur ajoutée de la donnée est souvent mise sur l’étape d’acquisition, au début du funnel de conversion coté Marketing. Tout autant de valeur latente se trouve en bout de funnel, car la data peut permettre de détecter des signaux et patterns d’up-sell et cross-sell pour augmenter le panier moyen et limiter le churn.
LES TROIS LEVIERS D’UN PROJET DATA : TRAVAILLER LA FINALITÉ, LA CULTURE ET L’HUMAIN
Définir la finalité en objectifs macro clairs pour en faire découler des use cases métiers
Toute démarche data doit commencer par la définition d’un “why” clair qui explique synthétiquement pourquoi vous vous engagez dans ce projet. Il doit avant tout être orienté vers la réalisation d’objectifs métier et influencera l’ensemble de vos actions ; de l’audit de vos besoins à l’exploitation des résultats.
Fort de ce “why”, vous pouvez initier l’état des lieux de vos fonctions métiers, et nomment sales, puis définir une liste de problématiques auxquelles vous allez pouvoir répondre par la data. Cette phase préliminaire vous permettra de décliner des objectifs précis et de mesurer un ROI pour les actions que vous mettrez en place.
L’adoption par vos équipes n’est pas automatique, pour autant c’est la condition de la réalisation de chacun des objectifs de votre projet data. Tout l’enjeu pour renforcer l’adhésion c’est d’établir une relation claire entre vos sales et la donnée. Pour ce faire, l’utilisateur doit être priorisé et au cœur de vos réflexions. Pour Alexis Charrier d’Alma, cela passe par un focus fort sur des usecases métiers et sur la manière dont ces données leurs seront mises à disposition pour les servir.
Chez Klaxoon, Batiste Quentin, Business Operations, nous indique que la data est centralisée et structurée dans une architecture macro et transverse, pour ensuite être cascadée par métiers, BU, pays directement dans les outils métiers des sales. Cela fluidifie et simplifie l’utilisation. Et comme précisé par Barnabé Lourdel, il est nécessaire de toujours garder un regard critique sur la data et d’initier une réflexion par marché, en vérifiant par exemple l’actionnabilité de la data par pays.
Travailler la culture avec des ressources dédiées
La culture, c’est l’élément clé qui signe la réussite ou l’échec d’une stratégie data. Sans elle, les équipes ne comprennent pas la valeur ajoutée de la donnée pour leur activité, et ne développent donc pas le réflexe de s’appuyer sur elle. A l’inverse, avec un travail régulier sur la culture, on peut créer un socle commun de compréhension de la donnée, et donc, un réflexe d’utilisation.
“Il y a un vrai travail d’évangélisation et de démystification pour expliquer que ce n’est pas un truc de geek, d’ingé ou data analyst”, selon les mots de Clément Bouillaud de Partoo. Il est essentiel de rendre la matière accessible à tous, de ramener tout le monde au même niveau.
Le sujet est globalement travaillé de la même manière chez les startups : en s’intégrant dans les processus opérationnels et le quotidien des équipes, et ce, dès l’onboarding. La culture data, c’est un tout entre des ressources, des rituels, et du temps. Cette culture data vous semble être un concept obscure ?
Chez Snowflake, le dogme est que toute action doit être fact-based. Cette exigence de justification implique de savoir utiliser la data : des offices hours hebdomadaires sont montés par les business analysts et des ressources, tutoriels et vidéos sont également mis à disposition pour de la formation asynchrone.
Chez Klaxoon, l’onboarding des nouvelles recrues donne le ton avec un workshop de 2h sur la culture data et la prise en main de certains outils. Au quotidien, les ambassadeurs internes sur le sujet et les experts data métiers (en marketing ou R&D), promeuvent, forment et instillent ces pratiques. “Plutôt que de faire du top-down, on infuse tout ça côté opérationnel », résume Batiste Quentin.
Chez Swile, le choix a été fait d’avoir les équipes data au plus proche de la fonction commerciale pour avoir une meilleure compréhension des cas d’usage. Cette proximité est aussi physique dans les bureaux, les deux équipes sont à côté l’une de l’autre.
Staffer et structurer une vraie fonction data
Passer au niveau supérieur avec sa donnée – à savoir passer de la collection passive à l’utilisation active systématique – nécessite d’avoir des ressources humaines dédiées. Tout simplement parce que le volume d’informations, la pression technique et structurelle ad hoc et le besoin de formation interne se font plus critiques.
Par où commencer ? Et surtout, quand ? Pour les jeunes boîtes qui n’ont pas encore les moyens, “une fonction de support technique et de back office data peut temporairement répondre au besoin”, explique Alexis Charrier. La base consiste ensuite à créer un langage commun autour de la donnée, par l’écriture des règles et des définitions des termes, un data catalogue : c’est ce qu’Alexis a pu mettre en place chez Peopledoc, et c’est le premier chantier qu’il s’est fixé en arrivant chez Alma.
Finalement, l’enjeu et la perspective globale à terme consiste à faire parvenir à traiter et staffer la totalité de la chaîne de valeur de la donnée, depuis la ou les sources jusqu’à l’utilisateur final et son usage.
La data value chain et le périmètre de chaque métier data (source : Maxence Haouari, Swile)
Les data analystes / business analystes, qui interviennent auprès des équipes terrain, constituent le dernier maillon et la face émergée de l’iceberg. On les trouve habituellement au cœur des métiers, par exemple dans chacune des équipes (comme recommandé par Alexis Charrier) ou bien reliés à une équipe ops transverse (comme chez Klaxoon).
Non, le data analyste n’est pas la recrue personnelle du CEO et une ressource qui lui appartient sur les seuls sujets stratégiques. C’est une réelle croyance dans les sociétés seed et Série A, traduisant un manque de communication voire d’ambition sur le périmètre à prendre par la data. C’est surtout une opportunité manquée d’acquérir une lecture plus fine pour les métiers.
Sur des sociétés plus matures, non seulement le périmètre des analystes est délimité sur un métier en particulier, mais la granularité peut aller un cran plus loin, en étant affecté à un ou plusieurs KPI. Par exemple, uniquement sur la donnée du CRM ou sur l’activité des commerciaux.
Potentiellement, selon la taille de l’équipe data, on peut aller très loin dans les cas d’usages : chez Doctolib par exemple, Jean Roman se rappelle que l’équipe data avait été missionnée pendant 6 mois sur un projet de scoring et de probabilité de conversion des prospects (à grand renfort de R&D, machine learning, intégration Salesforce et training).
Ce caractère opportuniste ou moins prévisible du rôle du data analyste fait partie de la mission et doit notamment permettre au métier de remonter des besoins critiques de lecture de la donnée pour mieux décider.
CONCLUSION
On l’aura compris, actionner la data pour mieux vendre et piloter son organisation n’est ni une expression vide de sens, ni une simple considération de bonne volonté. C’est un savoir-faire qui atteint un seuil critique de maturité et va poser les bases d’une nouvelle génération d’organisations. Pour poser les fondations d’un pilotage quasi programmatique, il faut du temps, des ressources, et surtout, une dimension culturelle qui se travaille continuellement et en direct avec les équipes au sens large, pas uniquement les équipes techniques.
Pour aller plus loin sur le sujet : l’étude Gartner (Future of Sales 2025), le podcast avec Ivan Smets (Rocket4Sales), l’article opérationnel de prospection de Humind School, le b.a.-ba de la data gouvernance (NextDecision) et la relation entre OKR et data (Zeenea). Quelques outils dont on a entendu parler : Lemlist, Cyrstalknows, 6sense, Heap, Insight Squared, Looker, Madkudu, Modjo et les CRM habituels (HubSpot, Salesforce, Pipedrive).
Ce contenu est dérivé du travail de préparation aux discussions du Club Sales de Bpifrance, un groupe d’échange réservé aux Head of Sales des participations, en compagnie d’Ivan Smets (Head of Sales France et Suisse chez Snowflake) et Alexis Charrier (1st Data Engineer chez Alma et ex-Peopledoc) durant la session #3 sur le rôle de la donnée dans la vente.
Co-rédigé avec Anna Richard et Arthur Cabot.
Hilaire le Gouellec est Senior Startup Manager à Bpifrance le Hub. Il accompagne des startups Seed et Serie A+ dans leur quête de product market fit .