Ne dévoilons pas tout de l’interview de Thibaud Godillot, CEO de la startup Juno, en passant en revue les enjeux de l’Industrie, tant ils sont nombreux et cruciaux. Des enjeux digitaux auxquels Juno veut répondre, en proposant une solution SaaS permettant aux métiers industriels (managers comme opérationnels) de recentrer leur quotidien sur des taches à forte valeur ajoutée. En d’autres termes, d’accélérer la transformation digitale de l’Industrie, qui a mis du temps à prendre le pli des nouvelles technologies. Fort d’une levée de fonds de 3 millions d’euros, Juno entend bien devenir un partenaire d’innovation majeur des industries françaises. Son CEO, Thibaud Godillot, quadrille les sujets de Juno pour le Hub de Bpifrance.
Bpifrance Le Hub : Pourquoi l’Industrie a-t-elle accumulé du retard dans sa digitalisation contrairement à d’autres secteurs ?
Thibaud Godillot, CEO de Juno : Plusieurs variables ont mené à cette situation. Dans les années 90, l’Industrie était l’un des secteurs les plus moteurs sur l’aspect numérique. Les entreprises industrielles ont été les premières à être équipés d’ordinateurs, d’ERP, etc. Mais un gros coup de frein s’est produit, pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’un secteur dont les opérations et les process sont globalement très complexes, chaque changement important représentant d’emblée un gros challenge. Cela vaut pour l’intégration de systèmes ou la digitalisation. C’est le premier point.
Le deuxième point concerne l’investissement nécessaire à réaliser pour ce type de transformation, qui correspond souvent à des montants élevés. Or l’Industrie possède de nombreuses variables de progrès, de croissance et d’innovation qui représentent également des investissements lourds, sur des machines ou des process qui sont souvent la priorité des entreprises industrielles.
Le troisième obstacle à la poursuite de la digitalisation telle qu’on l’entend aujourd’hui, c’est la complexité des organisations. Il y existe de nombreuses strates de management avec des disparités assez fortes dans les profils. Cela peut créer de nombreuses résistances aux changements et c’est donc parfois compliqué de faire bouger les lignes.
C’est aussi un secteur qui a été délaissé au fur et à mesure des années 2000 et 2010 par les profils tech car jugé pas assez « sexy ». De fait, les compétences en interne étaient moins élevées et ces profils-là n’étaient pas moteurs sur les sujets tech. Mais aujourd’hui, le point très positif, c’est qu’un gros « shift » s’opère car l’Industrie dans son ensemble s’est rendu compte qu’il y avait de vraies opportunités en termes de gain, et ce dans tous les domaines. De plus, il y a eu une vraie impulsion donnée par les autorités publiques qui a été déterminante.
Aujourd’hui, justement, où se situe la priorité dans la digitalisation des métiers industriels ?
On identifie 3 grands axes :
- Production
- Chaîne d’approvisionnement
- Management et gestion des compétences.
Ce qui relève de notre périmètre, chez Juno, c’est la digitalisation de toutes les procédures opérationnelles, ce qui se situe à la frontière entre les 3 car notre mission, c’est de reconnecter les « cols bleus » avec les « cols blancs », donc le terrain avec les ingénieurs et le management. Nous proposons une interface dédiée au management et une interface différente dédiée aux opérationnels mais connectées entre elles pour apporter à nos clients de la visibilité et leur permettre d’accélérer sur la transformation digitale du système qualité et du système de suivi de production.
Les managers ont besoin de savoir ce qu’il se passe dans leurs usines, de savoir s’il y a des problèmes liés à la qualité par exemple, ce que l’on constate fréquemment dans des secteurs du type mécanique, Aéro, Auto ou Luxe ou dans des secteurs qui produisent de gros volumes avec de forts besoins d’efficience vs leur coût de revient.
Il est également essentiel pour les industriels de posséder une traçabilité des produits hyper exhaustive et précise de la production, notamment dans des secteurs comme la Pharma, le Médical, l’Agro ou la microélectronique avec de forts besoins légaux et réglementaires.
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Partant de ces constats, comment la solution de Juno a-t-elle été créée / a-t-elle évolué pour répondre à ces besoins ?
Nous avons eu la chance de lancer et de monter Juno avec le startup studio OSS ventures. Avec eux, avant même d’écrire la moindre ligne de code de Juno, nous avons passé 5 mois à rencontrer des industriels, des équipes qualité, des équipes production et des opérateurs, aussi, afin de creuser ce manque de digitalisation du système opérationnel.
Le constat métier que l’on a établi était celui d’un véritable besoin d’information sur ce qui se passe dans l’usine pour améliorer le système et être plus productif. Nous avons donc pris le temps d’échanger et d’écouter tous ces interlocuteurs. Nous avons ensuite sélectionné quatre constructeurs industriels de secteurs différents (Auto, Aéro, Pharma et Luxe) avec lesquels nous avons coconstruit la solution Juno, afin d’avoir une vision périphérique de différents cas d’usage. Au fur et à mesure des développements, nous avons pu confronter notre solution aux métiers pour être sûrs que notre solution réponde à des besoins opérationnels, ce qui était génial pour nous.
Il y a aussi la « variable projet ». Aujourd’hui, les industriels sont habitués à déployer des logiciels avec des cycles en V via des armées de consultants. Cela peut durer de 12 à 18 mois et surtout, une fois sur deux, c’est un échec. 50% des déploiements logiciels en usine sont des échecs ! Notre logiciel SaaS est une solution clé en main qui nous permet de lancer un POC ou un projet pilote en 3 semaines seulement pour que le lancement fonctionne.
Nous avons aussi codéveloppé l’interface avec des équipes industrielles et notamment avec des équipes d’opérateurs. Nous nous sommes rendu compte que l’adoption terrain était une des variables les plus importantes pour la réussite d’un projet de transformation digitale, donc, au final, ce sont eux qui ont designé eux-mêmes leur interface ! Cela nous assure aujourd’hui un taux d’adoption absolument exceptionnel. Notre avantage est que, choisir Juno, c’est l’assurance que les équipes opérationnelles l’utilisent.
Où en est le projet aujourd’hui ? Sur quels grands axes de développement cette levée de fonds auprès notamment de Bpifrance Digital Venture va-t-elle vous permettre d’avancer ?
Nous nous efforçons de maintenir une communication très régulière avec nos constructeurs qui sont donc devenus des clients afin de continuer à codévelopper nos fonctionnalités et notre interface.
La levée de fonds va principalement nous permettre de recruter. Nous sommes aujourd’hui 12 personnes chez Juno, avec une moitié d’ingénieurs, et une moitié de personnes opérationnelles et commerciales. Nous prévoyons de doubler les effectifs d’ici un an, principalement sur des postes d’ingénieurs, donc développeurs Ops pour développer les nouvelles fonctionnalités, de nouvelles briques fonctionnelles pour gérer les déploiements mais aussi sur des postes de Sales pour développer l’activité commerciale.
Aujourd’hui, nous comptons des centaines d’utilisateurs et nous avons signé nos premiers contrats début 2023 avec des groupes industriels internationaux dans différents secteurs. Nous avons des pilotes en cours et de nouveaux clients donc l’activité bat son plein. Le fait d’être investi par Bpifrance Digital Venture va nous aider pour le recrutement et nous permettre d’avoir une vraie crédibilité, une caution sur le marché par sa notoriété, pour aller convaincre les industriels de travailler avec nous.
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Il y a énormément de sujets et d’enjeux autour de l’Industrie (digitalisation, mais aussi décarbonation ou même recrutement) : quelle est votre vision du secteur à terme / quelles seront les grandes évolutions à venir ?
Beaucoup de chantiers attendent le secteur de l’Industrie, c’est clairement l’un des secteurs avec le plus d’enjeux à venir. D’abord, il y a un enjeu de continuité sur la digitalisation et l’automatisation, qui jouent un rôle crucial dans la productivité. Donc il faut que le mouvement continue dans ce sens-là.
Deuxième défi à relever selon moi : l’intégration des compétences numériques. Le secteur possède encore un peu de retard sur le nombre de profils tech dans les équipes, qui sont importants pour mener à bien ce type de projets.
L’interconnexion entre les acteurs industriels représente un troisième enjeu majeur. L’homogénéisation des systèmes doit se poursuivre afin qu’ils puissent mieux communiquer entre eux et rendre la collaboration plus fluide. L’objectif est de gagner en performance sur toute la chaîne de valeur.
Et puis, évidemment, il y a la transition vers la décarbonation, parce que l’Industrie, on le sait, a un poids sur le changement climatique. C’est un des grands rôles de l’Industrie de tendre vers la réduction de son impact environnemental.
Si l’on observe le secteur, on se rend compte qu’il y a une optique très locale, en tout cas en France et en Europe, dans le sens où l’on a besoin de souveraineté industrielle et de relocaliser les usines. Cela passe par l’amélioration de l’attractivité du secteur, qui, au-delà des enjeux planétaires, passent par la modernisation pour pouvoir mieux recruter et rendre l’Industrie plus en phase avec son Millénaire.
Cela passe donc par les compétences numériques, mais pas uniquement. L’idée est de recentrer les métiers opérationnels (sur des populations de moyenne d’âge autour de 45-50 ans) sur des taches à forte valeur ajoutée, ce que permet Juno, en supprimant 80% des taches sans valeur ajoutée réalisée par ces populations. Ces populations ont des savoir-faire et cela permet non seulement de les remettre à un niveau plus important dans la chaîne de valeur, mais aussi de créer plus d’attractivité, ce qui est essentiel pour pérenniser ces métiers et ces savoir-faire.