Ivan Pavlovic, Manager Corporate chez Bpifrance Le Hub, a eu l’occasion d’échanger avec Litzie Maarek, partner chez Educapital, afin d’avoir son analyse sur le marché des EdTech. Comment ce dernier est-il structuré ? Quelles opportunités présente-t-il ? Comment accéder à ce marché lorsque l’on est une startup ? En effet, ce fonds de capital venture spécialisé dans les EdTech, et co-fondé avec Marie-Christine Levet, investit dans les futures pépites des EdTech et suit de près les évolutions de ce marché.
Ivan Pavlovic : Nous entendons de plus en plus parler de la croissance et de l’impact des EdTech, à l’international comme en France. Pourriez-vous nous décrire un peu mieux cette dynamique : de quel marché parle-t-on ?
Litzie Maarek : Le marché de l’éducation représente environ 6,000 milliards de dollars au niveau mondial : c’est énorme !
En France, près de 150 milliards d’euros sont consacrés à l’Education. Le marché de la formation professionnelle français pèse 32 milliards d’euros dont près de la moitié pour le marché privé, très fragmenté.
Ce marché n’a jusqu’à présent pas encore vécu sa transformation digitale. La part de la technologie et du digital représente aujourd’hui environ 3% du marché total de l’éducation. 3%, c’est faible mais cela représente quand même un marché mondial des EdTech de 180 milliards de dollars dans le monde.
Et les signaux sont bien au vert pour faire grossir ce marché.
I.P. : Donc non seulement le marché serait en croissance, mais on serait en quelque sorte à un moment où il faudrait se positionner ?
L. M. : Oui. Sur les dernières années, on a vu une forte croissance de ce marché des EdTech, mais qui a plutôt démarré aux Etats-Unis et en Asie. Plus exactement, cela fait 5-6 ans que ce marché commence à émerger. Les usages se développent, le nombre de sociétés sur ce secteur n’a fait que croitre, les investissements et les consolidations également.
En Europe, nous n’en sommes qu’au début, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous nous sommes positionnées sur ce marché. Concrètement, aujourd’hui, le marché des EdTech en France est naissant. Si on regardait la somme du chiffre d’affaires de toutes les startups des EdTech, nous nous en rendrions vite compte. En revanche, le potentiel de ce marché est énorme.
I.P. : Et quels sont justement les drivers de ce marché ?
L. M. : Les usages sont en place. La manière dont on apprend, dont on consomme et dont on accède aux contenus s’est radicalement transformée.
Nous accédons à l’information partout, simplement, efficacement, sur n’importe quel device. Nous cherchons à apprendre de manière ludique, engageante, sociale et collaborative.
Le second driver est l’urgence et la nécessité de former aux compétences de demain.
Que ce soit les nouveaux métiers : en Europe, nous aurions un manque de 900,000 développeurs d’ici 2020. Les métiers de data analysts, data architects, designer UX etc. autant de métiers qui n’existaient pas ou peu il y a quelques années. L’accélération des évolutions technologiques et sociétales impacte directement le besoin de formation.
Au-delà des nouveaux métiers, il faut également se former aux nouvelles compétences : il ne s’agit plus seulement d’apprendre des « hard skills ». Les compétences comportementales telles que le travail en équipe, l’empathie, la créativité, l’esprit d’entreprendre et l’audace sont également primordiales. Les savoirs devenant obsolètes de plus en plus vite, il faut être capable d’apprendre à apprendre, apprendre tout au long de sa vie, mettre à jour son portefeuille de compétences.
Ceci est sans compter les tendances relatives à l’allongement de la durée des études, de la croissance démographique et des autres tendances structurelles impactant le marché des EdTech.
I.P. : Y-a-il des segments qui sont plus matures ou plus prometteurs que d’autres ? Ou des segments davantage financés que d’autres ?
L. M. : En effet, l’adoption des technologies et des EdTech, aussi bien que la maturité des marchés, est variable selon les segments adressés.
La formation professionnelle est selon nous le marché le plus mature. Ce n’est pas une pratique nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est de translater les usages et les habitudes d’internet et du mobile dans le monde de l’entreprise. On passe du portail de la formation en ligne des années 2000 à de nouveaux modèles collaboratifs, peer to peer, gamifiés, etc.
La formation continue cible l’absolue nécessité de se former aux nouveaux métiers et compétences : le particulier est prêt à payer pour son employabilité. Les plateformes digitales ou bien les nouveaux formats d’école (type bootcamps par exemple) permettent d’offrir ces formations et peuvent même délivrer des diplômes certifiants.
Ensuite, vient la formation supérieure. Les établissements du supérieur prennent conscience du lien à établir avec le monde professionnel, de leur devoir de proposer une éducation tout au long de la vie, des possibilités offertes par les EdTech pour améliorer l’enseignement et pour mieux parler à leurs élèves en les mettant au cœur de leur dispositif.
Enfin, le collège, lycée et primaire représentent le plus gros marché adressable en valeur en France. La technologie est une voie extraordinaire pour améliorer la pédagogie, et donner aux professeurs les outils pour donner une éducation engageante, personnalisée, adaptée aux usages…
Ce marché sera certainement le plus long à être transformé, mais le potentiel est énorme, et nous y viendrons.
I.P. : Et au-delà des considérations classiques de simplicité et d’habitude relatives aux usages web et mobiles, qu’est-ce qu’apporte véritablement la technologie dans l’éducation ?
L. M. : Premièrement, la performance : la technologie permet de mesurer plus efficacement et la performance, de quantifier le « learning outcome ».
La scalabilité bien sûr : le digital permet de rendre l’éducation accessible à tous. Coursera est né de ce principe en 2012 : donner l’accès à tous, partout dans le monde, aux meilleurs cours de Stanford. Aujourd’hui Coursera c’est 16 millions d’utilisateurs et des cours des meilleures universités US mais aussi de Polytechnique, HEC…
La personnalisation est un aspect majeur de l’EdTech : c’est l’adaptive learning. La technologie (analytics, algorithmie, IA) doit permettre d’adapter le mode d’apprentissage à chacun en fonction de ses compétences, ses acquis, sa vitesse d’apprentissage, son envie d’apprendre. L’objectif est de faire en sorte que chacun puisse apprendre, quel que soit son niveau de départ.
Enfin, la technologie permet de rendre l’éducation plus immersive, ludique, et par conséquent plus performante. L’apprentissage peer to peer, la gamification, la VR sont des tendances technologiques que nous voyons et qui participent à rendre l’apprentissage engageant.
« La technologie permet de rendre l’éducation plus immersive, ludique, et par conséquent plus performante. L’apprentissage peer to peer, la gamification, la VR sont des tendances technologiques que nous voyons et qui participent à rendre l’apprentissage engageant. »
Litzie Maarek, Partner chez Educapital
I.P. : Nous comprenons donc que le marché des EdTech est important et prometteur. Mais comment cela se traduit-il dans les investissements réalisés, et dans le venture capital ?
L. M. : Au niveau mondial, il y a une accélération très forte des investissements depuis 2012. En 2017, il y a eu plus de 3,5 Md$ d’investissements dans le monde.
Que ce soit les fonds généralistes (comme GSV dont plus du tiers du portefeuille est dans l’EdTech, Accel, Insight Ventures) ou les fonds dédiés (Learn Capital, Rethink Education…), tous les investisseurs s’intéressent à ce marché en ébullition. Et tout un écosystème est en train de se structurer et se mettre en place autour des EdTech : incubateurs, accélérateurs spécialisés, etc.
En Chine l’explosion est spectaculaire. 7 levées de fonds de plus de 30M$ rien qu’au troisième trimestre 2017, 7 IPO sur l’année 2017. La Chine n’a pas la chance d’avoir, comme en France, l’Education publique accessible à tous, et la privatisation se fait en accélérée.
En Europe, il nous semble que les pays du nord sont les plus avancés. Mais en France, nous avons un excellent écosystème, des ingénieurs de très bonne qualité, des jeunes générations en quête de sens, et une forte croissance du nombre de sociétés dans les EdTech.
I.P. : Et comment évolue l’environnement concurrentiel dans les EdTech. Y-a-il par exemple des opérations de M&A, des prises de participations de grands groupes dans des startups relatives aux EdTech ?
L. M. : Des IPO surtout en Chine, mais également des sociétés cotées aux USA, comme 2U par exemple, dans le domaine de la formation supérieure, cotée au NASDAQ avec une capitalisation boursière de 3,5 Md$.
La consolidation a déjà démarré, que ce soit des rachats d’équipe, de technologies, des diversifications métier ou sur la chaine de valeur. Certaines plateformes logicielles sont financées par des fonds de private equity pour faire du build up : c’est le cas par exemple de Frontline Education (Insight Venture puis Thomas Bravo), PowerSchool (Vista Equity) ou Hero K12 (qui a levé 150M$ avec BV Investment pour faire des rachats).
I.P. : Pensez-vous que les startups des EdTech concurrencent les acteurs traditionnels ?
L. M. : Il est certain que l’innovation viendra en grande partie de nouveaux entrants, qui bousculent les offres et les modèles économiques. Les Universités voient l’arrivée des plateformes qui proposent des diplômes certifiants ou des nouveaux modèles d’écoles tournées vers l’employabilité, les acteurs de la formation professionnelle font face à des pure players du digital, les logiciels de formation corporate (LMS) sont menacés par des plateformes d’apprentissage modernes tournés vers l’apprentissage collaboratif et social…
Les GAFA se positionnent de manière très agressive sur le marché de l’EdTech (Google, Apple, Microsoft dans les salles de classe aux US ; Facebook et LinkedIn sur la formation continue…), un moyen pour eux de capter la demande dès le plus jeune âge…
Mais il y a une place à prendre pour les sociétés innovantes en Europe sur ce marché de l’Education.
I.P. : Quelle est la principale difficulté pour les startups des EdTech en France ?
L. M. : La principale difficulté est l’accès au marché.
En France, financement est partagé entre les régions, les départements, les mairies, l’Etat. Et très souvent l’utilisateur (l’élève, le professeur, le parent…), le prescripteur (le professeur, le directeur d’école…), le payeur (la collectivité, l’Education Nationale…) sont des interlocuteurs différents.
L’avantage est que le marché est captif et que cette complexité peut créer des barrières à l’entrée.
Mais nous attendons des pouvoirs publics une mobilisation pour faciliter l’accès au marché pour les jeunes entreprises innovantes, qui pourrait reposer sur plus d’autonomie donnée aux établissements. Une formation des professeurs aux outils du numérique, pour faciliter l’adoption et l’usage, nous semble également être un prérequis.
Litzie Maarek a débuté sa carrière en tant que manager au sein de l’équipe Leverage Finance de Crédit Agricole CIB, spécialisée dans les opérations de moyenne et grande capitalisation. Elle a ensuite rejoint Strategic Investment Fund (plus tard intégré à Bpifrance), où elle a dirigé plusieurs opérations de mid-caps LBO et de capital-développement. Au sein de Bpifrance, Litzie a par la suite participé à la création et au développement du fonds « Large Venture » dédié aux investissements de capital-risque en phase terminale. La co-fondation d’Educapital a été la prochaine étape naturelle, lui permettant de combiner sa passion pour l’entrepreneuriat et l’innovation avec un profond intérêt pour les nouvelles technologies et les modèles de transformation ayant un impact sur la façon dont nous apprenons et enseignons tous.
Corporate Manager chez Bpifrance Le Hub, Ivan Pavlovic s’est spécialisé dans les sujets en lien avec l’EdTech, l’IoT ou encore l’impression 3D.
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