Altrove : l’intelligence artificielle au service de la souveraineté industrielle
En un an et demi, la deeptech parisienne Altrove s’est imposée comme un acteur à suivre dans le domaine des matériaux critiques. En combinant intelligence artificielle, robotique et science des matériaux, la startup développe des alternatives locales et durables aux composants stratégiques aujourd’hui dépendants à 90 % de la Chine.
Fondée début 2024 par Thibaud Martin, serial entrepreneur passé par la data et l’IA, et Joonatan Laulainen, docteur en sciences des matériaux de l’Université de Cambridge, Altrove ambitionne de combler un vide entre la recherche théorique et la production industrielle. Sa promesse : transformer les prédictions d’IA en matériaux réels, produits à grande échelle, capables de soutenir la transition énergétique tout en réduisant la dépendance géopolitique de l’Europe.
Portée par un laboratoire robotisé à Paris et une équipe de chercheurs venus du MIT, de Cambridge et de Polytechnique, la startup a convaincu Alven, Bpifrance Digital Venture, Emblem et Contrarian Ventures de la rejoindre dans un tour de 10 millions de dollars. Avec, en ligne de mire, une mission aussi scientifique que stratégique : créer des matériaux “made in Europe” qui redéfinissent la souveraineté industrielle du continent.
Vous êtes un entrepreneur issu du monde de la data. Comment passe-t-on de l’analyse textuelle à la science des matériaux ?
Thibaud Martin : Je viens effectivement d’un tout autre univers. J’ai commencé ma carrière chez LVMH à New York, puis chez Fifty-Five, une société de conseil en data. En 2016, j’ai cofondé Jubiwee, une startup qui utilisait le machine learning pour détecter les risques d’absentéisme, de burn-out ou de démission dans les entreprises, pour aider les managers à adapter leur style de management. C’était déjà de l’intelligence artificielle, mais appliquée à la lecture du ressenti humain. La société a bien fonctionné : nous l’avons revendue en 2021 à une grande scale-up allemande, Haiilo. Après deux ans à accompagner l’intégration post-acquisition, j’ai eu envie de monter un nouveau projet, mais cette fois sur un sujet à impact scientifique et industriel fort.
C’est en rejoignant le programme Entrepreneurs First, qui réunit des profils techniques et business pour créer des startups deeptech, que j’ai rencontré Joonatan Laulainen, docteur en sciences des matériaux. Il m’a fait découvrir un monde fascinant : celui des matériaux, littéralement à la base de toute innovation technologique : batteries, aimants, semi-conducteurs, capteurs, etc. Ce domaine est resté bloqué pendant des décennies : la recherche progressait lentement, faute de puissance de calcul pour explorer les milliards de combinaisons possibles d’éléments chimiques.

Thibaud Martin et Joonatan Laulainen (PhD), cofondateurs d’Altrove
Comment cette rencontre s’est-elle transformée en projet ?
T.M : Quelques semaines après notre rencontre, de grandes entreprises du numérique comme Google, Meta ou Microsoft ont publiédes modèles capables de simuler des millions de structures de matériaux théoriques. Ces modèles ont ouvert une brèche : pour la première fois, on pouvait prédire ce qui pourrait exister dans le monde matériel, mais pas encore le fabriquer.
Nous y avons vu une opportunité unique : « Et si on créait le chaînon manquant entre la théorie et l’industrie ? ». Concrètement, Altrove utilise l’IA pour générer des “recettes” de fabrication : quels éléments combiner, à quelle température, dans quel ordre, sous quelle atmosphère. Ces recettes sont ensuite testées dans notre laboratoire robotisé à Paris, capable de produire des centaines d’échantillons par semaine, 30 fois plus qu’un labo traditionnel.
À chaque expérience, nos systèmes de caractérisation auto-apprenants mesurent l’écart entre la matière obtenue et celle attendue, et renvoient ce feedback à l’IA pour corriger les paramètres. C’est une boucle continue où l’IA agit comme un scientifique autonome, capable d’apprendre de chaque essai. Ce cycle nous permet de passer de la prédiction à la preuve expérimentale en quelques semaines, là où la R&D classique met des années.
Quels sont les matériaux sur lesquels vous travaillez aujourd’hui ?
T.M : Nous nous concentrons sur les matériaux inorganiques (métaux, cristaux, céramiques) utilisés dans des secteurs stratégiques comme l’énergie, la mobilité ou l’aéronautique. Notre approche, c’est la substitution ciblée : créer des alternatives à des matériaux critiques dont l’Europe dépend à 90 % d’importations chinoises.
Concrètement, nous développons par exemple des aimants permanents sans terres rares ni cobalt, essentiels pour les moteurs électriques et les éoliennes, ou des matériaux piézoélectriques sans plomb, utilisés dans les capteurs, les radars et l’imagerie médicale.
Ces innovations permettent à la fois de réduire la dépendance géopolitique, d’éliminer des substances toxiques et de sécuriser des chaînes d’approvisionnement indispensables à la transition énergétique.

L’enjeu de souveraineté industrielle est au cœur de votre mission. Pourquoi est-il si crucial aujourd’hui ?
T.M : Parce qu’il conditionne à la fois notre indépendance économique, notre transition énergétique et notre sécurité nationale. Aujourd’hui, la Chine contrôle plus de 90 % des terres rares et les deux tiers des matériaux considérés comme critiques par l’Union européenne. Mais la dépendance aux matériaux critiques ne se limite pas à la Chine : elle illustre plus largement la fragilité des chaînes d’approvisionnement mondiales. Qu’il s’agisse du lithium d’Amérique du Sud, du cobalt de la RDC ou des terres rares chinoises, notre objectif est le même : construire des alternatives locales et durables pour sécuriser la production.
Le recyclage ne suffira pas, c’est une goutte d’eau dans l’océan. Il faut donc inventer de nouvelles classes de matériaux, souverains par leur conception. C’est précisément ce que permet notre approche IA : explorer des territoires inaccessibles à la recherche humaine seule, et produire plus vite, plus propre et localement.
Vous avez déjà signé une douzaine de partenariats avec de grands industriels. Comment fonctionnent ces collaborations ?
T.M : Nous travaillons avec des acteurs de l’aéronautique, de l’automobile, de la robotique, de l’électronique et de la défense. Le modèle est simple : nous identifions un matériau critique à risque, puis nous co-développons avec eux une alternative. En échange, ils obtiennent une exclusivité temporaire sur leur marché, tandis qu’Altrove conserve la propriété intellectuelle sur le matériau et la recette. Ce modèle accélère la validation industrielle tout en garantissant que nos découvertes servent plusieurs marchés à terme.

Vous venez d’annoncer une levée de 10 millions de dollars. Quelles sont les prochaines étapes ?
T.M : Cette levée, à laquelle participe Bpifrance Digital Venture, porte notre financement total à 14 millions de dollars. Elle va nous permettre de passer de la preuve de concept à la production industrielle. Nous allons renforcer notre équipe de chercheurs et agrandir notre laboratoire pour multiplier les cycles d’expérimentation. Nous avons déjà démontré que notre technologie permettait d’atteindre les performances de matériaux existants 97 % plus vite que la R&D traditionnelle. L’enjeu maintenant, c’est de les dépasser.
Pourquoi avoir choisi Bpifrance comme investisseur et partenaire ?
T.M : Je suis en relation avec Bpifrance depuis l’époque de Jubiwee. Pour Altrove, leur arrivée fait sens à plusieurs niveaux. D’abord, c’est un signe de confiance et de crédibilité : quand on prépare une série A avec des investisseurs américains, avoir un acteur institutionnel solide dans son tour de table envoie un signal fort. Ensuite, c’est une vraie valeur ajoutée opérationnelle.
Le Hub Bpifrance peut nous accompagner sur des sujets très concrets : recrutement international, obtention de visas, communication, participation à des événements tech et industriels…Dès les premières semaines, nous avons eu des introductions auprès de partenaires industriels. Leur réseau est un levier considérable pour une jeune deeptech qui se développe sur un marché mondial. Enfin, ce partenariat s’inscrit dans une vision partagée : faire émerger des technologies souveraines, capables de renforcer la compétitivité et la résilience européenne. C’est exactement la mission d’Altrove.
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