Delphine Charvin : ramener la biologie au cœur de la psychiatrie

Son parcours, depuis la recherche en neurosciences jusqu’à l’entrepreneuriat, témoigne d’une détermination posée et d’une expertise pointue dans un domaine où les besoins médicaux restent criants.

De la recherche fondamentale à l’entrepreneuriat

Le fil conducteur de la carrière de Delphine Charvin n’a jamais varié : développer des traitements pour les patients sans solution thérapeutique satisfaisante. « J’ai toujours voulu trouver de nouveaux traitements pour des patients qui n’en ont pas. », confie-t-elle. Après une thèse en neurosciences à la Sorbonne et un post-doctorat à l’École polytechnique de Lausanne, elle découvre l’univers de la biotech chez Addex Pharma puis Merck Serono à Genève.

La fermeture du site genevois devient une opportunité. Elle cofonde Prexton Therapeutics, sa première aventure entrepreneuriale en tant que CSO. Au sein d’une équipe restreinte, elle développe un projet, de la phase de découverte jusqu’aux essais cliniques chez les patients atteints de Parkinson, tout en s’impliquant activement dans les levées de fonds.

Après la vente à Lundbeck, puis deux années en tant que CSO chez Lundbeck, elle rejoint Argobio Studio, un startup studio spécialisé en biotech, comme Operating Partner. « J’ai pu utiliser mes compétences à la fois scientifiques et liées à la compréhension du business et des levées de fonds », explique-t-elle. C’est dans cette structure qu’elle développe le projet qui deviendra Elkedonia. Delphine Charvin n’avait jamais imaginé devenir CEO, mais, forte de sa vision, elle décide de relever le défi.

Une innovation née de données patients convaincantes

Pour la cheffe d’entreprise, un moment fait basculer le projet dans une nouvelle dimension et la convainc de s’engager pleinement : la découverte de données patients révélant qu’une cible thérapeutique totalement nouvelle en psychiatrie diminue lorsque les antidépresseurs fonctionnent et reste élevée en cas d’échec. La scientifique y voit immédiatement le potentiel. Ces marqueurs sont détectables par simple prise de sang, ouvrant la voie à un suivi biologique accessible.

Elle décide alors de mener une expérience décisive chez Argobio : comparer leur approche à la kétamine, traitement de référence actuel des dépressions résistantes. Les résultats dépassent ses espérances et confirment la supériorité de la méthode développée. « Là, on s’est dit, ‘d’accord, on a vraiment quelque chose’ », se souvient-elle. Mais reste à valider l’intérêt du marché. Elle teste le terrain au JP Morgan en 2024, où l’accueil des investisseurs et des laboratoires pharmaceutiques la conforte dans sa vision. « C’était la concordance des bonnes data au bon moment », résume la CEO.

 

 

Rendre le traitement accessible à tous

La mission d’Elkedonia se formule simplement : développer un nouveau traitement antidépresseur accessible à tous les patients. « Notre mission, c’est d’avoir un traitement qui soit différent de ce qui existe aujourd’hui », affirme Delphine Charvin. Cela inclut les populations souvent laissées de côté en pareille situation – enfants, adolescents, personnes âgées et les patients avec comorbidités.

Contrairement aux traitements nécessitant une surveillance hospitalière prolongée, Elkedonia vise un médicament administrable à domicile. « On veut un traitement qui soit rapide, efficace tout de suite et qui puisse être pris à la maison où l’on n’a pas besoin d’être sous surveillance médicale ». L’objectif est de permettre aux patients de reprendre rapidement une vie normale.

La différenciation scientifique réside dans le mode d’action. « Notre différence est que nous allons agir au sein des neurones, à l’intérieur des cellules, au plus près de la transcription génique », explique Delphine Charvin. Cette approche promet d’être plus rapide et plus sélective, évitant les hallucinations, la dissociation ou la dépendance.

Un soutien déterminant pour une nouvelle étape

En 2025, Elkedonia lève 11 millions d’euros auprès, notamment, de Bpifrance, Kurma et Wallonie Entreprendre. Pour cette première fois en tant que CEO, le soutien de Bpifrance s’avère précieux au-delà de l’aspect financier. « Bpifrance nous aide beaucoup pour l’écosystème, mais aussi sur l’aspect entrepreneurial. Pour une CEO, c’est un grand soutien », confie-t-elle.

L’accompagnement via Le Hub donne accès à une expertise opérationnelle sur des sujets variés. « J’ai une personne référente avec qui je peux échanger sur mes problèmes ou questions de tous ordres : cybersécurité, RGPD, analyse de marché, recherche de subventions », précise-t-elle. En tant qu’investisseur d’Argobio Studio, Bpifrance a suivi le projet depuis ses débuts, permettant une continuité naturelle du partenariat.

Un marché en attente d’innovation

Le secteur n’a connu aucune innovation majeure depuis les années 1950. « Pendant 70 ans, il n’y a pas eu d’innovations. Les antidépresseurs classiques ont tous le même profil, tous le même mode d’action », constate Delphine Charvin. Aujourd’hui, les entreprises pharmaceutiques reviennent massivement en psychiatrie. Les progrès en imagerie et la meilleure compréhension des mécanismes pathologiques rendent le secteur à nouveau attractif.

« Le marché est prêt à passer à autre chose. Ce qui est très valorisé maintenant, c’est la réduction de la durée des effets secondaires », analyse-t-elle. Elkedonia, avec son objectif de traitement à domicile sans surveillance, se positionne sur une rupture bien plus significative. La feuille de route prévoit une entrée en phase 1 en 2029 et une preuve de concept chez les patients en 2031.

 

La résilience comme fil conducteur

Si Elkedonia devait se résumer en un mot, ce serait « résilience ». « C’est notre fil conducteur. On essaye d’apporter la résilience aux patients. Et avec ma cofondatrice, Mélanie Rouillier, on a ce sentiment d’avoir dû faire preuve de beaucoup de résilience dans toute cette aventure ». Le projet lui-même a nécessité de se battre pour faire accepter un programme en psychiatrie, domaine perçu comme trop complexe.

« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » Pour Delphine Charvin, cette devise la suit depuis longtemps. « Elle me correspond bien : lorsque j’ai fait ma thèse — alors que je viens d’une famille dans laquelle personne n’avait fait de longues études — puis plus tard, quand j’ai accepté de devenir CEO », glisse-t-elle.

Un leadership fondé sur l’expertise

Interrogée sur ses conseils à une chercheuse souhaitant entreprendre, Delphine Charvin répond : avoir confiance en elle et bien s’entourer. « Il faut pouvoir maîtriser des domaines aussi variés que la finance, le juridique, le règlementaire et la gestion d’équipe, tout en restant très présente sur la direction scientifique », confie-t-elle.

Au sein d’une équipe de huit personnes, son rôle consiste à clarifier la vision et faire adopter la stratégie. « Je suis très fière d’avoir constitué une équipe de talents exceptionnels. Mon rôle est de m’assurer que la vision soit claire, que les délais soient respectés et que la stratégie soit adoptée par tous, et ensuite de m’assurer que mon équipe ait tout ce qu’il faut pour travailler dans les meilleures conditions », détaille-t-elle. Son profil hybride scientifique-CEO constitue un atout : « Je peux comprendre les différents points de vue, je peux parler les différents langages ».

Au-delà du développement thérapeutique, Elkedonia porte un message fort : la dépression est une vraie maladie nécessitant une prise en charge biologique. « Un tiers de patients qui ne répondent pas, c’est 100 millions de personnes dans le monde, ce n’est pas une maladie rare », rappelle Delphine Charvin. Entre posture scientifique rigoureuse et vision entrepreneuriale claire, elle construit méthodiquement les fondations d’une innovation attendue depuis 70 ans.